Les Gouttes de Dieu, adaptation télévisuelle du manga nippon éponyme au succès planétaire, est diffusée sur nos petits écrans depuis quelques semaines [1]. La minisérie voit s’affronter dans un concours de dégustation la fille, française, et le « fils spirituel », japonais, d’une figure tutélaire de l’œnologie pour remporter l’héritage de ce dernier. La première a reçu de son père, enfant, une éducation sensorielle poussée mais elle a depuis complètement rejeté tout ce qui à trait au vin (au point qu’elle ne supporte pas de boire la moindre goutte d’alcool). Le second est un brillant expert formé par le défunt.
S’il ne faut pas y chercher une grande ressemblance avec le monde du vin (rien qu’un exemple : les métiers de sommelier, d’œnologue et de critique vin semblent n’être qu’un), la série réussit avec brio à mettre en images l’émotion que peut procurer la dégustation, d’un petit flacon comme d’un cru d’exception, et rend les honneurs à notre sens olfactif. L’occasion d’interroger ici Gabriel Lepousez, chercheur en neurosciences et formateur à L’École des Sens, sur un processus tout à la fois sensible et cérébral. Quelles sont forces et les faiblesses de notre odorat et comment l’améliorer pour devenir un aussi bon dégustateur que les protagonistes (spoiler : c’est impossible) ?
En quoi amateurs et professionnels dégustent-ils différemment ? Ont-ils des « compétences » distinctes ?
Gabriel Lepousez : On pense parfois que les experts de la dégustation ont des facultés et des dispositions particulières, un nez extraordinaire. Or ce n’est pas dans leur organe qu’il faut chercher la source de leurs performances mais dans leur cerveau, particulièrement dans leur mémoire, construite par des années d’expertise. Plusieurs travaux de psychophysique montrent que, par rapport à un simple novice, les experts olfactifs (sommeliers, œnologues ou parfumeurs) présentent une meilleure capacité d’identification et de verbalisation des odeurs, associée à une meilleure mémoire de reconnaissance de ces dernières. Ils sont aussi plus à même de discriminer les composées dans un mélange. Ceci démontre que, d’une part, nous pouvons profondément perfectionner notre sens olfactif avec la pratique et que, d’autre part, l’amélioration de notre odorat passe principalement par une optimisation de notre mémoire, de son organisation et de sa résolution.
Empêchée dans un premier temps de goûter les vins, l’héroïne décide d’utiliser son odorat en affirmant que nous possédons « 400 capteurs dans notre nez capables de distinguer plus de 100 000 odeurs différentes » et qu’ « une fois que nous avons senti une odeur, nous ne l’oublions jamais ». Est-ce vrai ?
GL : Effectivement, l’Homme possède au niveau de sa muqueuse olfactive près de 400 récepteurs olfactifs différents, correspondant à 400 gènes, soit environ 2 % de notre génome dédié à la perception des odeurs. C’est considérable si on compare aux autres modalités sensorielles. La perception gustative n’utilise par exemple que quelques dizaines de récepteurs.
Les récepteurs olfactifs fonctionnent comme des serrures qui sont activées en présence d’une clé, qui est ici une molécule odorante. On pourrait ainsi penser que ces 400 récepteurs nous permettent de détecter 400 molécules différentes. De manière intéressante, une molécule volatile est reconnue par plusieurs récepteurs et un récepteur reconnaît plusieurs molécules similaires. En activant non pas un seul mais plusieurs récepteurs avec une seule molécule, se créent davantage de combinaisons. Grâce à ce codage dit « combinatoire », l’être humain est ainsi théoriquement capable de distinguer plusieurs milliards d’odeurs. Mais être capable de distinguer et discriminer des odeurs ne signifie pas pouvoir les mémoriser, les reconnaître et les décrire. Notre capacité de mémoire reste limitée : les meilleurs parfumeurs mémorisent quelques milliers d’odeurs et de compositions.
La mémoire des odeurs est-elle éternelle comme elle le dit ?
Nous ne nous souvenons pas de toutes les odeurs senties tout au long de notre vie. En revanche, la mémoire olfactive semble plus robuste et plus persistante lorsque la dimension émotionnelle entre en jeu. Le système olfactif est intimement connecté au centre des émotions du cerveau, ce qui permet un ancrage plus efficace et persistant de la mémoire des odeurs et des événements associés. Les souvenirs olfactifs qui nous reviennent à l’esprit plusieurs dizaines d’années plus tard sont très souvent associés à une émotion (positive ou négative) très forte, à l’image de la madeleine de Proust. C’est aussi ce que confirment les études scientifiques : les odeurs sont plus efficaces que les stimuli visuels pour évoquer des souvenirs autobiographiques et les réminiscences évoquées par des odeurs remontent à une période plus ancienne de la vie que celles évoquées par des stimuli visuels.
Dans la série, la mémoire olfactive est représentée comme une vieille maison pleine de boites, de placards et de cartons sans dessus dessous. Là encore, l’idée qu’il faille ranger les odeurs dans des catégories et des sous-catégories pour être capable de les retrouver est-elle exacte ?
GL : Oui et non. Le travail de catégorisation peut aider à mieux organiser sa mémoire olfactive, à augmenter sa résolution pour bien différencier des objets proches tout en rapprochant dans une même catégorie des odeurs qui se ressemblent. Mais enfermer sa mémoire dans une seule boîte, dans une seule sous-sous-catégorie, peut également réduire les chances de la retrouver.
Je m’explique. Si la mémoire d’une odeur se retrouve dans une boîte précise, il est nécessaire de créer les chemins et la signalisation qui permettront de la retrouver facilement et de la faire vivre activement. C’est pour cela qu’il est important d’associer la mémoire de l’odeur à plusieurs items, à plusieurs descripteurs, à plusieurs sensations. Qui plus est, une même odeur peut naître dans différents contextes et notre cerveau doit travailler à généraliser et à rendre constant un concept olfactif qui peut prendre différentes facettes. L’odeur de rose, c’est celle de la fleur fraîche, c’est aussi celle du pot-pourri de pétales séchés et c’est aussi le parfum qui émane d’un vin de Gewurztraminer, dans un litchi ou dans une crème de jour.
L’héroïne s’appuie également sur les saveurs, les sensations tactiles et ses émotions pour décrire et finalement identifier une odeur (la réglisse) : « c’est doux et en même temps je n’aime pas, c’est sec, c’est râpeux, c’est brutal, c’est amer ». Ce travail s’association est-il efficace ?
GL : Tout à fait. Il est essentiel d’associer la mémoire de l’odeur à d’autres dimensions. Plus il existe de chemins complémentaires et réciproques pour accéder à cette mémoire et plus elle sera agile et facile à rappeler. Mais il ne faut pas oublier que le plus difficile n’est pas forcément de se rappeler d’une odeur mais plutôt de mettre un mot, un descripteur sur cette perception. Reconnaître une odeur, c’est à la fois établir si elle est familière et mobiliser la mémoire sémantique qui lui est associée. La sensation d’avoir le nom d’une senteur sur le bout de la langue prouve que, si la mémoire olfactive se trouve bien dans notre conscience, c’est celle du mot qui reste inaccessible. C’est en cela que la multiplicité des associations de saveurs, de textures, d’émotions, d’images, de couleurs permet de structurer ce réseau de mémoires et de faciliter son rappel global.
[1] Actuellement disponible sur Apple TV+ et Canal+, l’année prochaine sur France TV.