Corsez vos dégustations

Ça y est, nous y sommes. C’est la rentrée, synonyme pour beaucoup d’entre nous du retour en ville et au travail. Vous avez sûrement déjà ressenti le petit coup de blues qui l’accompagne souvent. Vous vous laissez aller à fermer les yeux et visualiser le paysage de vos vacances. L’envie vous prend de déboucher une bouteille qui a accompagné votre été. Et vous avez sans doute constaté combien cette expérience s’avère décevante. Le rosé tant apprécié en terrasse n’a plus le même goût dans votre salon. Le mauvais resina ne fait plus illusion sorti de la taverne grecque. 

Pourtant, il arrive qu’une simple fragrance humée au détour d’une rue ou que le fumet d’un plat nous replonge « instantanément » dans le passé.

Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient
D’où jaillit toute vive une âme qui revient.
Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,
Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres,
Qui dégagent leurs ailes et prennent leur essor,
Teintés d’azur, glacés de rose et lamés d’or.

Baudelaire, Le flacon

Marcel Proust a particulièrement bien décrit l’odeur du temps retrouvé. Sa madeleine désigne aujourd’hui tout phénomène qui réactive un souvenir à la mémoire de quelqu’un-e. Bien au-delà de ce célèbre exemple, « l’odorat joue un rôle primordial dans toute La recherche, car le parfum jette un pont entre le présent et le passé grâce à sa capacité d’évocation d’une temporalité intime, subjective, émotionnelle » écrit la philosophe Chantal Jaquet [1]

La science a depuis confirmé l’intuition proustienne selon laquelle « la puissance de la perception olfactive tient d’abord à sa capacité fulgurante de nouer des rapports immédiats entre sensations et souvenirs et à exprimer la réalité dans son épaisseur temporelle et sa diversité sensorielle ». C’est ce que m’explique le chercheur en neurosciences et formateur à L’École des Sens Gabriel Lepousez : « le lien entre l’odeur et l’évènement vécu n’est pas direct. Lorsqu’une odeur rencontrée dans le passé survient à nouveau, elle fait resurgir, par association, les sensations et les émotions auxquelles elle est liée. Et c’est grâce à ce « contexte sensoriel et émotionnel » que nous sommes capables de situer dans le temps un moment, un lieu, des images ». 

Pour comprendre le mécanisme, il faut se pencher sur les rouages de notre machine cérébrale : « en présence d’une odeur connue, il y a plusieurs aires cérébrales qui appartiennent au système olfactif ainsi qu’à d’autres systèmes (aires gustatives, préfrontales, limbiques) qui s’allument ensemble. Il n’y a donc pas une seule région dédiée au traitement et à la mémoire de l’information olfactive, mais un réseau complexe et dynamique d’aires cérébrales connectées par l’odeur. » Résultat : une fois l’odeur mise en mémoire, elle est associée à d’autres informations sensorielles (une couleur, des saveurs, etc.) mais aussi à sa valeur hédonique, positive ou négative. 

Ce fonctionnement explique pourquoi nous avons souvent plus de mal à identifier au nez le parfum d’une fleur que celui d’un fruit. Outre que nous avons moins l’occasion de sentir du jasmin que de croquer dans une pomme, lorsque nous mâchons une granny Smith par exemple, les arômes perçus en rétronasale (par l’arrière de la bouche, contrairement aux odeurs perçues par le nez) sont associés à d’autres informations comme les saveurs sucrée et acide et sa texture croquante.

Il explique également pourquoi une odeur associée à une émotion particulièrement intense rend la mémoire plus facile à être remobilisée. On se souvient par exemple davantage d’un flacon à plusieurs centaines d’euros que du rouge qui accompagnait le dernier rôti dominical. À moins d’être millionnaire et d’ouvrir toutes les semaines des crus d’exception qui n’en sont même plus…

Les données neurobiologiques nous enseignent qu’il est très difficile d’identifier à quel moment précis nous avons déjà senti un parfum qui s’échappe du verre mais que l’exercice est grandement facilité si vous parvenez à retrouver le contexte, à faire revivre vos impressions sensorielles et vos émotions. Le travail sera donc grandement facilité si, « en amont », vous avez enrichi l’analyse sensorielle (dont j’ai expliqué le principe et les limites dans un billet précédent) d’autres dimensions. Ne vous contentez pas de décrire sa robe, ses notes aromatiques et son toucher de bouche. Adjoignez-y vos émotions et tout ce qui se rattache au précieux nectar. Si vous consignez vos impressions par écrit, multipliez les registres et employez un vocabulaire riche et varié. Le jus dans votre verre vous évoque-t-il quelque chose de lumineux ou de sombre ? un caractère bonhomme ou austère ? Déguster le vin dans son lieu de naissance, les pieds dans son terroir, voire face à la femme ou à l’homme qui l’a élaboré, facilite beaucoup l’exercice. Quel plaisir de retrouver dans son verre « la gueule de l’endroit et les tripes du vigneron-ne » pour paraphraser Jacques Puisais. Profitez donc de votre temps libre pour aller goûter les vins au domaine. 

« Parce qu’on ne goûtera plus jamais un vin de la même manière quand on saura comment il est fait et qu’on aura découvert l’endroit où il est produit. Goûter un lieu avant de goûter son fruit, fouler le sol de ses pieds, malaxer la terre dans ses mains et la humer, tâter du caillou et le lécher si affinités, rien de tel pour comprendre la magie d’un cru, le petit truc qui vous fera assimiler pour toujours la touche aromatique et structurelle retrouvée systématiquement lors de chaque dégustation de tel ou tel vin. »

Olivier Grosjean, Petit [mal]traité de dégustation, les éditions de l’épure, 2017

Dégustation à Paris de vins des domaines Santamaria et Leccia.

Vous n’avez pas le temps pour des visites de caves ? Remplissez vos valises d’images, de sons et de parfums du lieu. Ces souvenirs sensoriels, légers et gratuits, « corseront » vos dégustations, au sens premier du terme : ils ne les rendront pas plus compliquées mais plus intenses. Hasard des mots, c’est ce que je me suis efforcée de faire pendant mes vacances … en Corse (ne cherchez pas de lien étymologique). Et mes efforts (qui n’en étaient pas) ont été récompensés lorsque j’ai débouché il y a quelques jours deux bouteilles des domaines Santamaria et Leccia, tous les deux certifiés en agriculture biologique. Car ces deux quilles « me parlaient », même à plusieurs kilomètres de l’île de Beauté. Elles m’ont tout d’abord rappelé le bien nommé Grenier du Nebbiu, restaurant déniché par hasard après une longue randonnée sur le mont Astu. Aux fourneaux, Gaëlle cuisine le meilleur de ce qu’offre la région. Son mari Ludo, ferronnier le reste de l’année, mitonne les desserts et officie en salle. C’est sur ses conseils que j’ai accompagné un poulpe à la consistance parfaite et relevé par une sauce arrabiata d’un verre de blanc du domaine Santamaria, une découverte.

Vue sur le lac de Padula depuis notre hameau, sous le vieux village d'Oletta.

A Paris, j’ai ouvert la cuvée Tranoï rouge millésime 2019 du même domaine. Un vin sur le fruit, qui embaume, après un peu d’aération, les cerises et les mûres fraîches. Les tannins sont grenus et la matière veloutée. La gourmandise de ce Grenache, assemblé en cuve avec une pointe de Nielluciu, m’a fait penser aux délicieuses confitures de Karine Tomasi, achetées sur le marché de Bastia. La fraîcheur du vin s’explique notamment par la proximité des vignes avec le lac de Padula que nous apercevions depuis notre maison d’Oletta. Elle m’évoque les délicieuses glaces de la maison Salge à Saint-Florent.

Le vignoble de Patrimonio, entre mer et montagne.

Le nez du deuxième vin, le Patrimonio 2017 d’Yves Leccia, une figure reconnue de l’appellation, s’inscrit dans un tout autre registre aromatique : des baies rouges et noires et un coté animal, presque caoutchouc brûlé. Des notes de vanille et de fumé pourraient laisser penser que le vin a été élevé en fût alors qu’il n’a jamais vu de bois. C’est la signature du rustique Niellucciu, cépage qui se plaît sur les sols argilo-calcaire de la région. Si la variété est d’origine italienne — on la connaît dans la botte sous le nom de Sangiovese, où elle produit notamment le Chianti toscan — elle appartient aujourd’hui à part entière au terroir corse. Depuis l’an 2000, le cahier des charges de l’appellation Patrimonio stipule qu’elle doit compter pour 90% de l’assemblage des vins rouges. La bouche est ample, tannique. Il s’en dégage une impression de puissance mais l’ensemble est fondu. Le vin mérite un passage en carafe pour le domestiquer et nous avons gardé la bouteille pour la finir le lendemain.

Les touches de cacao au nez et les arômes prononcés de réglisse en bouche font écho au miel de miellats du maquis de l’apiculteur Gérard Laurenti-Gherardi à Oreta, dans le cap Corse. Sa charmante femme Nathalie m’a fait découvrir ce miel AOP au goût malté et réglissé. Il m’évoque une Corse plus sauvage et me rappelle notre visite en plein maquis de la châtaigneraie A Nebbiulinca, à quelques kilomètres du village de Murato. Les notes de venaison me rappellent u lonzu, le filet superposé sur une couche de gras, l’équivalent corse du bacon anglais ou du lomo espagnol.

Finalement, ces vins m’ont permis de voyager mentalement dans le temps et l’espace. Non pas parce que la dégustation m’a transporté « comme par magie » en Corse mais grâce à un processus plus conscient, plus « actif ». C’est en faisant appel à mes souvenirs et en cherchant dans le verre les traces du terroir que j’ai revécu (un peu) mon délicieux séjour corse.

[1] Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, Presses universitaires de France, 2010, p. 152.

Carnet de voyage gourmand

Les vins

Domaine Santamaria

Route du lac de padula

20232 Oletta

J’ai acheté la bouteille chez Devine ? qui propose une impeccable sélection de vins bio, biodynamiques et naturels et qui a l’excellente idée de louer des boules de pétanques à utiliser dans les arènes de Lutèce toutes proches, histoire de prolonger le goût de l’été. 

Domaine Leccia

L’Appicciu, le caveau de dégustation

Lieu dit « Santa Maria »

20253 Patrimonio

Les produits 

Le Grenier du Nebbiu

20246 San-Gavino-di-Tenda

06 73 96 37 75

Confitures Karine Tomasi

Marché de Bastia les samedi et dimanche

ou à L’épicerie Scotto

Place Doria

20217 Saint-Florent

04 95 37 00 47

Miels AOP

Gérard Laurenti-Gherardi

Hameau d’Oreta

20233 Pietracorbara

04 95 44 07 52 |   06 86 51 61 84

capucciucapone@orange.fr

Farine de châtaigne AOP, charcuteries

A Nebbiulinca

Aurore Sardo

Lieu-dit Milelli

20239 Murato

06 18 00 23 58

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